III
Le tumulte des hommes se préparant au départ rompit le calme du matin en larmes. La voix cinglante et avide de Terarn Gashtek les incitait à se presser.
Des esclaves démontèrent sa tente et la jetèrent dans un char. Terarn Gashtek arracha sa lance à la terre où elle était fichée, et éperonna son cheval, suivi par ses capitaines, au rang desquels se trouvaient Elric et Tristelune.
Parlant dans la langue de l’Ouest, les deux amis discutèrent de leurs problèmes. Le barbare s’attendait à ce qu’ils les guident vers sa proie, et ses éclaireurs couvraient de telles distances qu’il serait impossible de leur cacher la présence d’une agglomération. Ils étaient dans un grand embarras, car il serait déshonorant de sacrifier une autre ville afin de donner quelques jours de répit à Karlaak ; et pourtant…
Peu après, deux éclaireurs arrivèrent à bride abattue.
— Une ville, seigneur ! Petite et facile à prendre !
— Excellent ; nous pourrons enfin essayer nos lames sur des Occidentaux. Ensuite, nous chercherons une cible plus importante. Il se tourna vers Elric. Connaissez-vous cette ville ?
— Où se trouve-t-elle exactement ? demanda Elric, la gorge serrée.
— À douze milles au sud-ouest, répondit un des éclaireurs.
Bien qu’il sût que la ville était condamnée, Elric ressentit presque du soulagement. C’était la ville de Gorjhan.
— Je la connais, dit-il.
Cavim le bourrelier, qui allait livrer un nouvel harnachement à une ferme éloignée, vit au loin le soleil se refléter sur les casques brillants des cavaliers. Il était certain qu’ils représentaient une menace.
Cavim fit volte-face et retourna avec les ailes que donne la peur vers la ville de Gorjhan, d’où il était venu.
La boue desséchée de la rue trembla sous les sabots de son cheval lancé au galop, et son cri affolé perça les fenêtres aux volets fermés.
— Les pillards arrivent ! Alerte aux pillards !
En l’espace d’un quart d’heure, les notables de la ville réunis en conférence débattaient de savoir s’il fallait fuir ou se battre. Les vieillards conseillaient de prendre la fuite, mais les jeunes préféraient rester pour repousser, les armes à la main, une éventuelle attaque. D’autres encore pensaient que leur ville était trop pauvre pour attirer les pillards.
Ils discutaient et se querellaient toujours lorsque la première vague des pillards déferla en hurlant contre les remparts de la ville.
Ils comprirent qu’il était trop tard pour discuter, et comprirent aussi qu’ils étaient perdus. Ils allèrent quérir leurs pitoyables armes et coururent aux remparts.
Terarn Gashtek galopait au milieu de ses barbares, qui soulevaient des gerbes de boue autour de Gorjhan.
— Ne perdons pas de temps à les assiéger. Allez chercher le sorcier !
Ils traînèrent Drinij Bara devant Terarn Gashtek, qui sortit le petit chat de ses vêtements et posa une lame de fer contre son cou.
— Allons, sorcier, tes incantations, et vite. Fais-nous tomber ces murailles.
Drinij Bara s’assombrit et chercha Elric des yeux, mais l’albinos se détourna.
Le sorcier prit une poignée de poussière dans une sacoche pendue à sa ceinture et la jeta en l’air, où elle devint d’abord un gaz, puis une étincelante boule de feu et enfin un visage, épouvantable et inhumain, formé de la matière même des flammes.
— Dag-Gadden le Destructeur, psalmodia Drinij Bara. Un pacte ancien nous lie, m’obéiras-tu ?
— J’y suis contraint, donc je le ferai. Que m’ordonnes-tu ?
— Que tu effaces les murs de cette ville, laissant ses habitants nus comme des crabes ayant perdu leur carapace.
— Mon plaisir est de détruire, donc je détruirai.
Le visage de feu s’effaça, puis monta vers le ciel comme une comète hurlante, pour couvrir enfin le ciel entier d’un dais couleur de sang, qui fondit sur la ville. Sur son passage, les murailles de Gorjhan gémirent, s’écroulèrent et ne furent plus.
Elric frémit, voilà le sort qui attendait Karlaak si Dag-Gadden y venait.
Les barbares triomphants déferlèrent sur la ville sans défense.
Elric et Tristelune prirent soin de ne pas participer à la tuerie, mais ils étaient impuissants à aider les citoyens massacrés. Le spectacle des atrocités commises pour le plaisir tout autour d’eux, sans qu’ils puissent réagir, leur ôtait toute volonté, et ils allèrent se réfugier dans une petite maison où les barbares ne semblaient pas encore avoir mis les pieds. Ils y trouvèrent trois enfants tremblant de peur et une très jeune fille qui brandissait une vieille faux dans ses douces mains. Blême de peur, elle se prépara à leur résister.
— Laisse-nous en paix, si tu tiens à ta vie et à celle de tes frères et sœurs, dit Elric. Cette maison possède-t-elle un grenier ?
Muette de peur, elle fit un signe d’assentiment.
— Montez-y alors, et vite. Nous veillerons à ce qu’il ne vous arrive rien.
Ils restèrent dans la maison plutôt que de voir le spectacle de la folie sanguinaire qui s’était emparée des barbares, mais ne purent éviter d’entendre les bruits affreux du carnage et de sentir l’odeur de la mort et du sang.
Un barbare, couvert de sang qui n’était pas le sien, entra dans la maison en traînant une femme par les cheveux. Elle ne faisait rien pour se défendre, paralysée par les horreurs qu’elle venait de voir.
— Trouve-toi un autre nid, vautour, grogna Elric. Nous avons pris celui-ci pour nous.
— Il y aura encore assez de place pour y faire ce que je veux, répondit l’homme.
Et alors, enfin, les muscles tendus d’Elric réagirent presque malgré lui. Sa main trouva la garde de Stormbringer et ses longs doigts se refermèrent autour d’elle. La lame surgit du fourreau et Elric, ses yeux rouges brûlants de haine et de dégoût, l’abattit sur l’homme puis, inutilement, le frappa de nouveau, le coupant littéralement en deux. La femme resta où elle était, consciente mais immobile.
Elric la souleva et la mit dans les bras de Tristelune.
— Monte-la avec les autres, dit-il avec brusquerie.
La tuerie étant presque achevée, les barbares commencèrent à mettre le feu à la ville. Elric sortit dans la rue.
Il y avait peu de choses à piller mais, avides de violence, les barbares se déchaînaient contre des objets inanimés tandis que de longues colonnes de fumée montaient déjà dans le ciel éternellement brumeux.
Parfois, des barbares se disputaient un pitoyable butin, et parfois aussi les hurlements d’une femme se mêlaient aux cris rudes des guerriers et au fracas du métal.
Puis Elric entendit un nouveau son, une voix geignante et suppliante, et vit arriver dans la fumée un groupe mené par Terarn Gashtek.
Dans sa main, il tenait une main, une main humaine sanglante coupée net au poignet. Derrière lui, plusieurs de ses capitaines faisaient les fanfarons en poussant entre eux un vieillard entièrement nu. Du sang couvrait son corps et coulait, épais, de son bras mutilé.
Terarn Gashtek s’assombrit en voyant Elric, puis il cria :
— Venez voir, Occidental, comment nous apaisons nos Dieux par des dons meilleurs que la farine et le lait caillé que ce porc offrait aux siens. Il va bientôt danser à un joli rythme, je vous le garantis, n’est-ce pas, Grand Prêtre ?
Les gémissements du vieillard se turent et il regarda Elric avec des yeux brûlants de fièvre, puis sa voix s’enfla en un glapissement aigu et curieusement repoussant :
— Chiens, vous pouvez hurler ! Mais Mirath et T’aargano se vengeront de la destruction de leur prêtre et de leur temple. Vous nous avez apporté le feu, et vous périrez par le feu ! (Il leva son moignon sanglant vers Elric.) Et vous… vous êtes un traître et vous avez été de bien des partis ; c’est écrit sur votre visage. Mais maintenant… vous êtes…
Le prêtre reprit son souffle.
Elric humecta ses lèvres.
— Je suis ce que je suis, dit-il. Et vous n’êtes qu’un vieillard qui va mourir. Vos dieux ne peuvent pas nous nuire, car nous ne les reconnaissons pas. Je ne veux plus entendre vos divagations séniles !
Le visage du prêtre reflétait ses tourments passés et ceux à venir.
— Garde ton souffle pour hurler, lui dit Terarn Gashtek.
Elric s’adressa à lui :
— Cela porte malheur de tuer un prêtre, Porteur de Flammes !
— Vous semblez avoir l’estomac solide, mon ami. N’ayez crainte, cela nous portera chance de le sacrifier à nos Dieux.
Elric s’éloigna. Au moment où il rentrait dans la maison, un atroce cri d’agonie transperça la nuit, suivi par des rires qui n’avaient rien de plaisant.
Plus tard, à la lumière des incendies, Elric et Tristelune sortirent de la ville en simulant l’ivresse. Chacun portait un lourd sac sur l’épaule et cachait une femme sous ses vêtements. Tristelune laissa Elric seul avec les sacs et les femmes, et revint peu après avec trois chevaux.
Ils ouvrirent les sacs et en firent sortir les enfants, puis aidèrent les femmes à se mettre en selle et leur passèrent les enfants. D’une bonne tape sur la croupe, ils firent partir les bêtes au galop.
— Et maintenant, dit Elric avec rage, nous devons mettre notre plan en œuvre, que le messager ait trouvé Dyvim Slorm ou non, je ne me sens pas capable de supporter une autre boucherie de ce genre.
Ivre mort, Terarn Gashtek était affalé dans une des rares maisons ayant échappé à l’incendie.
Elric et Tristelune rampèrent vers lui. Tandis qu’Elric montait la garde, son ami s’agenouilla à côté du chef barbare et, avec des gestes prudents, fouilla dans ses vêtements. Souriant, il en tira le chat gigotant et le remplaça par un lapin empaillé qu’il avait préparé pour l’occasion. Il se releva en tenant l’animal contre lui et fit signe à Elric. Ensemble, ils ressortirent et se frayèrent un chemin dans le chaos du camp.
— Je me suis assuré que Drinij Bara est enfermé dans le grand chariot, dit Elric à son compagnon, mais il faut faire vite, bien que le plus dangereux soit fait.
— Lorsque Drinij Bara et le chat auront échangé leur sang, et que le sorcier aura retrouvé son âme, que ferons-nous, alors ?
— Nos pouvoirs jumelés suffiront au moins à contenir les barbares, mais…
Il s’interrompit en voyant un important groupe de guerriers venir vers eux.
— Tiens, voilà l’Occidental et son ami, dit l’un des barbares en riant. Où allez-vous de ce pas, camarades ?
Elric sentit qu’insatisfaits par les massacres de la journée, ils étaient d’humeur querelleuse.
— Nulle part. On se promène, répondit-il.
Les barbares avancèrent en titubant et les encerclèrent.
— On entend beaucoup parler de votre lame droite, dit celui qui semblait être leur chef, et j’aimerais bien voir ce qu’elle vaut contre un vrai cimeterre. Il dégaina. Que t’en semble, camarade ?
— Je préfère vous épargner cela, dit Elric sèchement.
— Tu es bien généreux… mais j’aimerais mieux que tu acceptes mon invitation.
— Allons, laissez-nous passer, dit Tristelune.
Les traits des barbares se durcirent.
— Est-ce ainsi que l’on parle aux conquérants du monde ?
Tristelune fit un pas en arrière et dégaina, tenant de la main gauche le chat qui se débattait désespérément.
— Allons-y, puisqu’il le faut, dit Elric en dégainant à son tour.
La noire épée runique fredonna un air joyeux et moqueur que les barbares ne furent pas sans entendre. Ils paraissaient déconcertés.
— Alors ? dit Elric, avançant la lame semi-consciente.
Le barbare qui l’avait provoqué semblait avoir du mal à prendre une décision, puis il se redressa, criant :
— Le bon acier vaut bien toute cette sorcellerie.
Il se lança en avant.
Elric, heureux de cette occasion de vengeance, contra son attaque, repoussa le bras tenant le cimeterre et, d’un seul coup, coupa l’homme en deux au niveau de la taille. L’homme poussa un bref hurlement et expira. Triste-lune, se battant contre deux adversaires à la fois, en tua un mais fut touché à l’épaule gauche. Il hurla de douleur et lâcha le chat. Elric arriva et tua son adversaire, au chant funèbre et triomphal de Stormbringer. Les autres barbares s’empressèrent de prendre la fuite.
— La blessure est grave ? haleta Elric, mais Tristelune s’était mis à genoux et fouillait l’ombre du regard.
— Vite, Elric, le chat s’est sauvé ! Je l’ai lâché dans la fièvre du combat. S’il est perdu, nous le sommes aussi.
Ils fouillèrent frénétiquement les environs, mais sans succès car le chat s’était caché avec la ruse propre à sa race.
Peu après, ils entendirent un vacarme s’élever dans la maison où Terarn Gashtek s’était installé.
— Il a découvert que le chat a été volé ! s’exclama Tristelune. Qu’allons-nous faire ?
— Je ne sais pas ; continuons à chercher et espérons qu’il ne nous soupçonnera pas.
Ils continuèrent leur vaine recherche jusqu’à ce qu’un groupe de barbares les interpelle :
— Notre chef veut vous parler, dit l’un d’eux.
— Pourquoi ?
— Il vous en informera lui-même. Venez.
Ils les suivirent de mauvaise grâce. Terarn Gashtek était blême de rage et brandissait d’une main le lapin empaillé.
— On m’a volé ce qui mettait le sorcier à ma merci, rugit-il. Que savez-vous de cela ?
— Je ne comprends pas, dit Elric.
— Le chat a disparu, et on a mis ce chiffon à sa place. Comme je vous ai surpris récemment à parler avec Drinij Bara, je vous crois coupables.
— Nous n’y sommes pour rien, dit Tristelune.
Terarn Gashtek se calma un peu.
— Le camp est en désordre, et il faudra une journée entière pour le réorganiser. Lorsqu’ils sont lâchés comme ça, ils n’obéissent à personne. Mais dès que l’ordre sera restauré, j’interrogerai le camp entier. Si vous dites vrai, vous serez relâchés. En attendant, vous aurez tout le temps de bavarder avec le sorcier. Il fit un geste à ses hommes. Emmenez-les. Ligotez-les, désarmez-les, et jetez-les dans la niche de Drinij Bara.
Tandis qu’on les emmenait, Elric murmura :
— Il faudra nous évader et retrouver le chat, mais auparavant nous pourrons parler sérieusement avec Drinij Bara.
Dans les ténèbres du chariot couvert, Drinij Bara prit la parole :
— Non, frère sorcier, je ne vous aiderai pas. Je ne prendrai aucun risque avant d’avoir retrouvé le chat et mon âme.
— Mais Terarn Gashtek ne peut plus faire pression sur vous.
— Et s’il retrouvait le chat ?
Elric se tut, et se retourna avec peine sur les dures planches. Il cherchait de nouveaux arguments pour convaincre le sorcier lorsque la toile de tente se souleva et que l’on jeta dans le chariot un inconnu, aussi solidement ligoté qu’eux.
— Qui êtes-vous ? lui demanda Elric dans la langue de l’Est.
— Je ne comprends pas, répondit l’homme dans le langage de l’Ouest.
— Vous êtes donc Occidental, constata Elric.
— Oui. Je suis le Messager Officiel de Karlaak. Je revenais à la ville lorsque ces chacals puants m’ont capturé.
— Quoi ? Vous êtes donc celui que nous avons envoyé vers mon parent Dyvim Slorm ! Je suis Elric de Melniboné.
— Oh, seigneur, nous sommes donc tous prisonniers ? Dieux… Karlaak est perdue !
— Avez-vous trouvé Dyvim Slorm ?
— Oui. Heureusement, il était moins loin de Karlaak que nous ne le craignions.
— Et qu’a-t-il répondu à ma requête ?
— Il a dit que quelques jeunes devaient être prêts, mais que, même avec l’aide de la magie, il lui faudrait un certain temps pour arriver à l’Ile des Dragons. Il y a donc une chance.
— C’est tout ce que nous demandons, mais cette chance ne servira à rien si nous n’accomplissons pas le reste de notre plan. Il faut que Drinij Bara reprenne possession de son âme, afin que Terarn Gashtek ne puisse plus le forcer à l’aider. Mais j’ai une idée, je me souviens de l’ancienne parenté des Melnibonéens avec un être nommé Meerclar. Heureusement, j’ai conservé mes forces grâce aux drogues de Troos. Mais avant tout, il faut que j’appelle mon épée à moi.
Il ferma les yeux, détendit complètement son corps et son esprit, puis se concentra sur une seule chose le mot Stormbringer.
La maléfique symbiose entre l’homme et l’épée existait depuis bien des années et avait créé des liens puissants.
— Stormbringer ! s’écria-t-il. Stormbringer ma sœur, viens t’unir à ton frère ! Viens, douce lame runique, viens, tueuse forgée en enfer, ton maître a besoin de toi…
Au-dehors, un vent gémissant se leva soudain. Elric entendit les cris apeurés, accompagnés d’un sifflement aigu. Puis la bâche couvrant le chariot se fendit, laissant pénétrer la lumière des étoiles, et la lame gémissante et frémissante apparut, suspendue en l’air au-dessus d’Elric. Il parvint à se lever malgré ses liens, pris de vertige à la pensée de ce qu’il allait faire, mais il calma ses scrupules en pensant qu’il n’agissait pas par intérêt personnel, mais pour sauver le monde de la menace barbare.
— Donne-moi ta force, sœur épée, gémit-il en saisissant sa garde de ses mains liées. Donne-moi ta force, et espérons que ce sera la dernière fois.
La lame tressaillit dans ses mains et il ressentit une sensation épouvantable tandis que sa force, la force qu’elle avait volée comme un vampire à cent braves, coulait dans son corps tremblant.
La force qui l’animait maintenant n’était pas purement physique. Son visage de craie se tordait tandis qu’il s’efforçait de domestiquer cette puissance et l’épée elle-même, qui l’une et l’autre menaçaient de s’emparer entièrement de lui. Il fit craquer ses liens au moment où les barbares arrivaient en courant vers le chariot.
Il se hâta de couper les cordes de cuir emprisonnant ses compagnons et, sans prendre garde aux guerriers, appela un autre nom.
Il parlait dans une langue nouvelle et étrangère, qu’il ne connaissait pas dans son état normal. Les Rois-Sorciers de Melniboné, ancêtres d’Elric, avaient appris ce langage il y avait plus de dix mille années, avant même que fût bâtie Imrryr la Belle.
— Meerclar des Chats, c’est moi, ton parent, Elric de Melniboné, dernier de la lignée que des vœux d’amitié liaient à toi et aux tiens. M’entends-tu, Seigneur des Chats ?
Loin de la Terre, dans un monde n’obéissant pas aux lois physiques de l’espace et du temps qui nous gouvernent, doucement lumineux de bleu et d’ambre chaude, une créature d’apparence humaine s’étira et bâilla en révélant des dents petites et pointues. Inclinant sa tête contre la douce fourrure de son épaule, elle écouta.
Ce n’était pas la voix d’un des siens, d’un membre de la race qu’elle aimait et protégeait. Mais elle reconnut le langage, et sourit en se souvenant du plaisant sentiment de camaraderie qui la liait à une race qui, contrairement aux autres humains (qu’elle méprisait), était comme elle amoureuse du plaisir, de la cruauté et du raffinement gratuit : la race des Melnibonéens.
Meerclar, Seigneur des Chats, Protecteur de la Gent Féline, bondit gracieusement vers la source de la voix.
— En quoi puis-je t’aider ? ronronna-t-il.
— Nous cherchons un des tiens, Meerclar ; il ne doit pas être loin d’ici.
— Oui, je le sens. Que lui voulez-vous ?
— Rien qui soit à lui. Il a deux âmes, dont une ne lui appartient pas.
— En effet… Il se nomme Fiarshern, de la grande famille de Trrechoww. Je vais l’appeler. Il viendra.
Autour du chariot, les barbares tentaient de surmonter l’effroi que leur causaient ces événements surnaturels. Terarn Gashtek les maudissait :
— Allons, nous sommes cinq cent mille et ils ne sont que quatre ! Emparez-vous d’eux !
Les guerriers avancèrent avec circonspection.
Fiarshern le chat entendit une voix à laquelle il sut instinctivement qu’il serait folie de désobéir. Il courut rapidement vers sa source.
— Regardez… le chat ! Vite, attrapez-le !
Deux hommes de Terarn Gashtek se précipitèrent pour obéir à leur maître, mais le petit chat les esquiva et sauta d’un bond léger dans le chariot.
— Rends son âme à cet humain, dit doucement Meerclar.
Le chat trottina vers son maître humain et planta ses dents délicates dans les veines du sorcier.
Un moment plus tard, Drinij Bara éclata d’un rire sonore.
— Mon âme est de nouveau à moi. Merci, grand Seigneur des Chats. Comment puis-je m’acquitter de ma dette ?
— Il n’en est pas besoin, dit Meerclar avec un sourire moqueur. Et je vois d’ailleurs que votre âme est déjà hypothéquée. Au revoir, Elric de Melniboné. Cela m’a fait plaisir de répondre à ton appel, bien que je voie que tu ne suis plus le chemin de tes ancêtres. Mais à cause des vœux anciens, je ne te marchande pas mon aide. Adieu, je m’en retourne vers une contrée plus chaude et plus hospitalière que celle-ci.
Le Seigneur des Chats disparut et alla reprendre son sommeil interrompu dans la chaleur d’un monde bleu et ambré.
— Venez, frère sorcier, s’écria Drinij Bara en exultant, allons récolter la vengeance qui nous revient !
Le sorcier et Elric sautèrent à terre, laissant leurs deux compagnons derrière eux.
Terarn Gashtek et ses hommes leur firent face. Un grand nombre d’entre eux étaient armés d’arcs et de longues flèches.
— Tirez ! cria le Porteur de Flammes. Tuez-les avant qu’ils puissent conjurer de nouveaux démons !
Une volée de flèches traversa l’air en sifflant. Drinij Bara sourit, et marmonna négligemment quelques mots en faisant des gestes avec ses mains. Les flèches s’arrêtèrent net dans leur course, et rebroussèrent chemin. Chacune trouva avec une précision miraculeuse la gorge de l’homme qui l’avait tirée. Terarn Gashtek fut pris d’épouvante et fit retraite, tout en criant à ses hommes de se lancer à l’attaque.
Poussés par la certitude qu’ils étaient perdus s’ils prenaient la fuite, les barbares s’avancèrent en masse.
Les premières lueurs de l’aube commençaient à teinter les nuages lorsque Tristelune leva les yeux.
— Regardez, Elric ! s’écria-t-il.
— Cinq, compta l’albinos. Rien que cinq… mais cela suffira peut-être.
Il para plusieurs attaques, mais, malgré sa force surhumaine, toute vie semblait avoir quitté son épée, qui ne lui était pas de plus d’utilité qu’une épée ordinaire. Sans cesser de combattre, il se détendit et laissa le pouvoir quitter son corps pour regagner Stormbringer.
La noire lame runique se remit à geindre et chercha avidement les gorges et les cœurs des sauvages barbares.
Drinij Bara n’avait pas d’épée et n’en avait pas besoin, car il se défendait à l’aide de moyens plus subtils. L’horrible résultat jonchait le sol tout autour de lui : masses de chair et de viscères désossées.
Les deux sorciers, Tristelune et le messager se frayèrent un chemin entre les rangs des barbares à demi fous, qui tentaient désespérément de venir à bout d’eux. Le désordre était tel qu’il interdisait un plan d’action cohérent. Tristelune et le messager prirent les cimeterres des barbares morts et se joignirent à la bataille.
Ils finirent par atteindre les limites extérieures du camp. Nombre de barbares avaient pris la fuite, éperonnant leurs montures vers l’ouest. Soudain, Elric aperçut Terarn Gashtek, tenant un arc. Devinant l’intention du Porteur de Flammes, il lança un cri d’alarme à son condisciple, qui avait le dos tourné au barbare. Drinij Bara s’arrêta au milieu d’une inquiétante incantation, se retourna à demi, et s’apprêtait à conjurer un autre sort lorsque la flèche pénétra dans son œil.
— Non ! hurla-t-il. Puis il mourut.
Voyant son allié mort, Elric leva les yeux au ciel où tournaient les grandes bêtes qu’il connaissait bien.
Dyvim Slorm, fils de Dyvim Tvar le Prince-Dragon, avait amené les dragons légendaires d’Imrryr pour venir en aide à son cousin. Mais la plupart des gigantesques reptiles dormaient d’un sommeil qui durerait encore un siècle, et il n’avait pu en réveiller que cinq. Dyvim Slorm ne pouvait encore rien faire, de peur de nuire à Elric et à ses camarades.
Terarn Gashtek avait lui aussi aperçu les magnifiques reptiles et voyait ses grandioses projets de conquête s’évanouir. Pleurant de rage et de frustration, il courut vers Elric.
— Ordure au blanc visage, lui hurla-t-il, vous êtes responsable de tout cela et le Porteur de Flammes vous le fera payer !
Elric leva en riant Stormbringer pour se protéger du barbare en furie et lui montra le ciel.
— Ceux-ci aussi, on peut les nommer Porteurs de Flammes, Terarn Gashtek et ce nom leur va mieux qu’à vous !
Il plongea profondément la noire lame dans le corps du chef barbare, qui émit un gémissement étranglé lorsque l’épée but son âme.
— Je suis un destructeur, oui, Elric de Melniboné, râla-t-il, mais ma vie fut moins impure que la vôtre. Que vous et tout ce que vous chérissez soient maudits pour l’éternité !
Elric éclata de rire, mais sa voix tremblait légèrement en s’adressant au cadavre du barbare.
— J’ai l’habitude de telles malédictions, mon ami, et je pense que la vôtre aura peu d’effet. Il se tut un instant. Par Arioch, j’espère ne pas m’être trompé. Je croyais avoir libéré mon destin de ces tendances funestes et de ces malédictions, mais peut-être était-ce un faux espoir…
Les barbares s’étaient presque tous remis en selle et la gigantesque horde fuyait vers l’ouest. Il fallait les arrêter car, à cette allure, ils auraient tôt fait d’atteindre Karlaak et seuls les Dieux savaient ce qu’ils feraient à la ville sans défense.
Au-dessus de lui, Elric entendit les battements des vastes ailes de cuir et sentit l’odeur familière des reptiles volants qui l’avaient poursuivi jadis, après qu’il eut mené une flotte de pirates à l’attaque de sa ville natale. Puis il perçut les curieuses notes du cor dans lequel soufflait Dyvim Slorm, assis à califourchon sur une des bêtes et tenant une longue pique dans sa main gauche gantée.
Le dragon descendit en spirale et posa sa grande masse à une dizaine de mètres d’Elric, puis il replia ses ailes de cuir le long de son dos. Le Prince-Dragon s’adressa à Elric :
— Salut, roi Elric, je vois que nous sommes arrivés tout juste à temps.
— Largement, répondit Elric en souriant. Cela me fait plaisir de voir le fils de Dyvim Tvar. Je craignais que vous ne répondiez pas à mon appel.
— La vieille rancune est oubliée, depuis la bataille de Bakshaan où mon père vous aida à prendre la forteresse de Nikorn. Vous vous souviendrez sans doute que les autres avaient été utilisées il y a peu d’années.
— Je m’en souviens, en effet, dit Elric. Puis-je vous demander une faveur, Dyvim Slorm ?
— Laquelle ?
— Je voudrais monter le dragon de tête. Je connais l’art de diriger ces nobles bêtes, et j’ai de bonnes raisons de pourchasser ces barbares. Nous fûmes contraints d’assister à un carnage insensé, et serions heureux de leur rendre la monnaie de leur pièce.
Dyvim Slorm mit pied à terre. Sa monture s’agita nerveusement et retroussa les lèvres de son museau allongé, révélant des dents larges comme le bras d’un homme et aussi longues qu’un sabre. Elle sortit sa langue fourchue et tourna ses yeux immenses et froids vers Elric.
L’albinos lui chanta un ancien air melnibonéen, prit la pique et le cor que lui tendait Dyvim Slorm et monta avec prudence dans la haute selle fixée au cou du dragon, plaçant ses pieds dans les grands étriers d’argent.
— Vole, frère dragon, chanta-t-il, haut, toujours plus haut, et prépare ton venin.
Les ailes fouettèrent l’air et la grande bête s’éleva vers le ciel morne et gris.
Les quatre autres dragons suivirent. Lorsqu’ils eurent pris de l’altitude, Elric fit sonner son cor pour leur indiquer la direction à prendre et tira son épée de son fourreau.
Des siècles auparavant, les ancêtres d’Elric, armés de Stormbringer et de sa sœur perdue Mournblade, étaient partis sur leurs fiers dragons à la conquête du monde occidental. En ces temps lointains, nombreux étaient les dragons dans la Caverne des Dragons, mais maintenant il n’en restait plus qu’une poignée, et seuls les plus jeunes avaient dormi suffisamment longtemps pour que l’on pût les réveiller.
Les immenses reptiles montèrent haut dans le ciel hivernal. La longue chevelure blanche et la cape noire d’Elric flottaient dans le vent tandis qu’il entonnait le triomphal Chant des Princes-Dragons, entraînant les majestueux reptiles vers l’ouest.
Les sauvages chevaux du vent
Filent sur les routes des nuages.
Les sons impies du cor résonnent.
Nous étions les premiers conquérants.
Et nous serons les derniers !
Les pensées d’amour, de paix ou de vengeance se dissipèrent dans cette chevauchée effrénée à travers les sombres cieux suspendus sur l’ancienne Ère des Jeunes Royaumes. Elric, l’archétype, fier et dédaigneux dans sa certitude que son sang, même déficient, était le sang des Rois-Sorciers de Melniboné, sentit son esprit se détacher de tout.
La fidélité n’existait plus pour lui, ni l’amitié et, s’il était possédé par le mal, c’était un mal pur et resplendissant, indemne des souillures de l’humanité.
Les dragons s’élevèrent toujours plus haut, et sous eux apparut une masse noire et mouvante, détruisant l’harmonie du paysage : la horde apeurée des barbares en fuite qui, dans leur ignorance, avaient voulu conquérir les pays qu’aimait Elric de Melniboné.
— Oh, frères dragons, lâchez votre venin, brûlez, calcinez ! Et que votre feu purifie le monde !
Stormbringer se joignit à ce cri sauvage et les dragons plongèrent du ciel, plongèrent vers les barbares fous de peur en crachant des flots d’un venin combustible que l’eau était impuissante à éteindre. L’odeur de la chair brûlée monta avec les flammes et la fumée, vision réelle d’un Enfer réel et le fier Elric devint le noir Sathanus récoltant sa terrible vengeance.
Elric n’exultait pas ; il avait fait ce qui était nécessaire, rien de plus. Sans chanter ni crier, il sonna du cor et ramena les dragons vers le ciel. Tandis qu’ils s’élevaient, une froide horreur s’empara de lui.
— Je suis resté un Melnibonéen, pensa-t-il, et quoi que je fasse, je ne peux me délivrer de cela. Et dans ma force, je reste faible, prêt à me servir de cette lame maudite au moindre danger.
Avec un cri de dégoût, il lança l’épée au loin, dans l’espace. Elle tomba vers la terre lointaine en poussant un hurlement de femme.
— Enfin, dit-il, c’est fait.
Puis, se calmant, il guida ses reptiles vers l’endroit où ses amis l’attendaient.
— Où est l’épée de vos ancêtres, roi Elric ? lui demanda Dyvim Slorm. L’albinos ne répondit pas à sa question, se contentant de le remercier de l’avoir laissé diriger les bêtes. Puis ils montèrent tous sur les dragons et volèrent vers Karlaak pour annoncer les nouvelles.
Zarozinia vit son seigneur montant le dragon de tête et sut que Karlaak et le Monde Occidental étaient sauvés, et la destruction du Monde Oriental vengée. Elle vint l’accueillir devant les portes de la ville. Le port d’Elric était fier, mais son visage grave et empli d’une tristesse qu’il avait cru oubliée. Elle courut vers Elric, qui la serra très fort contre lui, sans un mot.
Il prit congé de Dyvim Slorm et de ses compagnons imrryriens et, suivi à quelque distance par Tristelune et le messager, entra dans la ville. Il s’empressa de gagner sa maison, exaspéré par les compliments dont l’accablaient les citoyens.
— Qu’y a-t-il, mon seigneur ? demanda Zarozinia à Elric qui, emplit de lassitude, s’était allongé sur le grand lit. Parle, si cela peut te soulager.
— Je suis las de la guerre et de la sorcellerie, Zarozinia. Voilà tout. Mais au moins, je me suis débarrassé une fois pour toutes de cette épée diabolique que je croyais être destiné à porter pour toujours.
— Tu parles de Stormbringer ? dit-elle, stupéfaite.
— Évidemment.
Elle se tut, préférant ne pas lui dire que l’épée, agissant apparemment de son propre gré, avait traversé en hurlant le ciel de Karlaak et, entrant dans l’arsenal, était venue reprendre place dans l’obscurité de la petite chambre.
Il ferma les yeux et poussa un profond soupir.
— Dors bien, mon seigneur, lui dit-elle avec douceur et, les yeux emplis de larmes, elle s’allongea auprès de lui.
Ce fut avec tristesse qu’elle vit le jour se lever.